Pechiney, le géant aux pieds d'"alu" (2024)

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ParRédaction du Monde Économie(Blog Économie & entreprise)

Publié le 26 octobre 2013 à 22h00

Temps de Lecture 9 min.

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L'article publié dans Le Monde du 19 octobre consacré aux usines montagnardes et à l'aluminium en France signé Hubert Bonin nous a valus un courrier de Gilles Adisson, que nous remercions, que vous retrouverez ici.

Mais d'abord, voici la version "intégrale" du texte rédigé par Hubert Bonin...

ADIEU AUX USINES MONTAGNARDES!

LA CRISE SYMBOLIQUE DE SAINT-JEAN-DE-MAURIENNE

La crise que traverse l'usine d'aluminium du groupe anglo-australien Rio Tinto Alcan (RTA) à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie) symbolise la fin d'une ère - même si un accord de reprise a été signé en juillet entre RTA et un consortium franco-allemand composé de Trimet et d'EDF. Les uns après les autres, les derniers gros établissem*nts industriels alpestres disparaissent.

Mais que diable allaient faire de telles usines dans le tréfonds des vallées montagnardes ? C’est la Fée électricité qui a séduit les investisseurs pour déployer dans les Alpes et dans les Pyrénées ce qu’on surnommé les « électro-industries », les branches de la deuxième révolution industrielle qui avaient besoin de beaucoup de courant électrique pour transformer des matières premières en matériaux utilisables dans la chimie (électrochimie) et dans la métallurgie (électrométallurgie).

La révolution de la « houille blanche » draine les capitaux et les brevets et crée des vallées industrielles au pied des alpages. Des escaliers de barrages et des centrales hydroélectriques livrent l’énergie bon marché, ce qui permet de concurrencer la sidérurgie et la carbochimie des « pays noirs » reposant sur le charbon.

Comme dans les autres pays riches en hydroélectricité de montagne, les industriels français ont saisi l’opportunité de multiplier les usines transformant l’alumine en aluminium. Ce métal est de plus en plus utilisé dans l’électroménager et l’emballage souple, et dans les branches de l’automobile, de l’aéronautique ou de l’outillage.

Alfred Rangot Pechiney

Paul Héroult, un chimiste mêlant innovation technologique et esprit d’entreprise, convainc des investisseurs parisiens, suisses et lyonnais de l’intérêt de faire émerger la technique de l’électrolyse dans les Alpes. Ainsi naît la Société électrométallurgique de Froges, dans l’Isère, dès 1887, tandis que la Compagnie des produits chimiques d’Alais & de la Camargue fabrique de son côté de l’aluminium avec des procédés chimiques.

Les deux s’unissent en 1921 dans la Compagnie de produits chimiques d’Alès, Froges & Camargue, surnommée Pechiney, du nom du patron en 1877-1906, Alfred Rangot Pechiney (qui en reste cependant administrateur jusqu'en 1910): la France se dote d’un «champion» qui, pendant trois-quarts de siècle, fait fructifier ce capital technique, productif et humain.

Pechiney récupère des usines installées plus au Nord, en Savoie, dans la vallée de la Maurienne : celles de Héroult, à La Praz, créée en 1892, et à La Saussaz, près de Saint-Michel de Maurienne (1903), ainsi que celle de Saint-Michel-de-Maurienne, lancée en 1890. S’y ajoute celle de L’Argentière (1910), sur la Durance, plus au sud.

Mais un « monument » de cette deuxième révolution industrielle se développe sur l’Arc à Saint-Jean-de-Maurienne, avec une énorme usine, qui démarre en 1907, intégrée (électrolyse, fonderie, fabrication des anodes pour déclencher l’électrolyse). Les Alpes du Nord produisent entre 55 et 63 % de l’aluminium français dans les années 1930-1950.

De plus en plus puissantes

C’est l’enthousiasme des ingénieurs (et des financiers) pour ces nouvelles technologies, pour des cuves d’électrolyse de plus en plus puissantes (10 000 ampères à Saint-Jean, puis 180 000 dans les années 1970). La France joue dans la cour des grands des producteurs européens d’aluminium, avec des mines de bauxite en métropole puis aussi outre-mer, et de grosses usines d’alumine (matériau issu de la bauxite).

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Une filière amont-aval se constitue, avec de la R&D, des innovations, des ingénieurs. Un « pôle électrotechnique » se constitue à Grenoble où se multiplient les échanges entre industriels, ingénieurs et chercheurs pour tirer le meilleur parti de la « houille blanche », en une osmose qui explique la capacité de réactivité et d’innovation de cette industrie de l’aluminium. Pechiney possède ses propres centrales électriques – jusqu’à leur nationalisation par la création d’EDF en 1946.

Au fil des décennies, Pechiney (qui prend ce nom officiellement en 1950) s’est transformée en un conglomérat, avec des ramifications l’électrométallurgie et l’électrochimie, puis la chimie générale, après la création de Pechiney-Ugine-Kuhlmann, nationalisée en 1982.

L’aluminium reste son flambeau, de l’amont à l’aval, dans l’emballage, les pièces mécaniques, les éléments pour l’automobile ou l’aéronautique. Reine de la technique de l’électrolyse, elle exporte des usines clé en main (URSS), glisse vers l’aval (pièces de construction, emballage, en France, ou aux États-Unis, avec Howmet et American National Can).

Les usines moyennes modernisées disparaissent

La montagne est pourtant menacée ! Si la France produit dans les 400 000 tonnes d’aluminium dans les années 1980-1890, le monde en livre 20 millions ! Les usines des Pyrénées ferment peu à peu car le groupe a développé ses deux bases de Lannemezan, (créée en 1938) et de Noguères (en 1960, utilisant le gaz de Lacq).

Dans les Alpes, les usines moyennes, bien que modernisées, disparaissent au profit de l’usine géante de Saint-Jean-de-Maurienne, l’un des temples de l’innovation française : sa production augmente encore de 80 000 à 130 000 tonnes en 1986, tandis que les naines de La Praz (4 000 tonnes) et La Saussaz (12 000 tonnes) disparaissent en 1983-1984, avant celle de Venthon (créée en 1908 et fermée en 1994-2003). Au fil des décennies, les ferro-alliages et l’électrochimie auront disparu ; et les sites de Noguères (1991-1999) et Lannemezan (en 2008) ont été démantelés.

L’électricité montagnarde n’est plus assez alléchante : Pechiney ouvre en 1991 une immense usine à Dunkerque, nourrie du courant de la centrale nucléaire voisine. Le paradoxe est que des usines d’aluminium tournent dans les pays du Golfe, grâce à un gaz quasiment gratuit.

Entre-temps, l’enracinement français de la firme s’est effrité : privatisée en 1995, elle se voit en 2000 interdire par l’Europe de fusionner avec Alusuisse et Alcan, de peur d’une « position dominante ». Or le groupe canadien Alcan récupère Alusuisse, puis, en juillet 2003, acquiert Pechiney en Bourse pour seulement 4 milliards d’euros. Aucun « patriotisme économique » ne bloque cette perte de contrôle de l’une des pépites de l’industrie française. Alcan est elle-même reprise en 2007 par le groupe minier et métallurgique britannique Rio Tinto.

Le Musée Espace Alu

L’usine savoyarde n’est plus qu’un pion ; la firme transnationale négocie avec EDF une baisse sérieuse du prix de son électricité dans le cadre d’un contrat à long terme ; et, dans sa stratégie de recentrage et d’élagage, elle est prête à céder son établissem*nt à un repreneur ; et elle cède une partie de son aval, réuni dans Constellium, un petit Pechiney alliant des investisseurs français (Fonds de stratégie industrielle) et des fonds d’investissem*nt américains.

Rio Tinto veut conserver son puissant laboratoire sur place (établi dès 1923, avec aujourd’hui 150 techniciens et chercheurs), mais, isolé de tout cycle productif, il pourrait être transféré ailleurs.

Peut-on sauver Saint-Jean-de-Maurienne ? Ou ne restera-t-il que le Musée Espace Alu, à Saint-Michel-de-Maurienne [http://www.espacealu.fr, à compléter par l’Institut de l’histoire de l’aluminium : www.histalu.org] ? On pourrait dire : que pèsent les 600 emplois du site face à la vague de restructurations ; ne doit-on pas se contenter du punch du tourisme et du sport alpestres ? de l’économie des loisirs pour les travailleurs en vacances venus d’autres régions ou pays ?

L’économie des services et des loisirs peine à faire oublier la « culture technique » et la « culture ouvrière » qui ont pendant longtemps structuré les « valeurs du travail » dans ce mini-système productif alpin et nourri un sentiment de « fierté » autour d’une culture d’entreprise forte.

Les cycles de production durent entre un tiers et une moitié de siècle, avant des remises en cause qui imposent de disparaître ou de définir des stratégies nouvelles. L’histoire industrielle est faite d’aventures et de croissance, puis de replis et de déclin : le cas de Saint-Jean-de-Maurienne en est symbolique.

L’économie montagnarde aura vécu la crise de son économie du bois traditionnelle, puis l’apogée et la crise du décolletage haut-savoyard. Les vallées ont dû se reconvertir, se spécialiser dans plus de valeur ajoutée, pour le décolletage mais aussi pour la fromagerie, avec les appellations ; même les stations d’altitude ont dû faire évoluer leur positionnement social et sportif pour tenir compte des mutations des goûts et des clientèles.

HUBERT BONIN, professeur d’histoire économique à Sciences Po Bordeaux et à l’UMR GRETHA-Université Montesquieu Bordeaux 4 [www.hubertbonin.com]

Un courrier deGilles Adisson, président de Pyrénées Energie, àTarbes

L’article de M H. Bonin « Péchiney, le géant aux pieds d’alu » du n° du samedi 19 octobre m’a fait sursauter : alors qu’il retrace fidèlement l’évolution de cette industrie et sa chute finale en France, l’auteur passe complètement sous silence la cause essentielle de la disparition des usines électro- intensives de nos montagnes (...). C’est pourquoi je me permets cette mise au point.

Le seul indice donné c’est « l’électricité montagnarde n’est plus assez alléchante », mais pourquoi ? Elle est toujours aussi fiable, toujours la moins chère et la moins carbonée de toutes, y compris des autres énergies renouvelables.

Tout simplement parce que suite à la nationalisation et la création d’EDF est apparu le dogme de la péréquation tarifaire du transport de l’électricité, totale et systématique. Le MWh est livré au même prix à Brest qu’a Saint-Jean-de-Maurienne, malgré les pertes (le réseau de transport électrique Français est le plus gros consommateur du pays !) et les coûts énormes engendrés.

Ainsi, les gros consommateurs n’avaient plus aucune incitation à s’installer près des sites de production et toute l’électrométallurgie et l’électrochimie se délocalisèrent vers les ports. Car, par contre, les transports intérieurs n’ont jamais, eux, été "péréqués" ! Ainsi l’huître est toujours moins chère à Brest que dans nos vallées…

C’est d’autant plus surprenant venant d’un professeur de Bordeaux, que cette ville, du moins son port, en a profité grandement : Norsk hydro Azote a déménagé sans coup férir des Hautes Pyrénées en Gironde. Et voilà comment une mesure « de déménagement du territoire » a désertifié l’ensemble de nos massifs, que l’on dit « aidés » par ailleurs...

Avec des conséquences induites paradoxales : par exemple, la Bretagne est devenue très consommatrice sans qu’il n’y ait de production en face, hormis celle qui vient de plus de 1000 km, fragilisant grandement le réseau de transport. A tel point que le gouvernement à du subventionner très fortement l’installation dans le Finistère d’une usine à gaz (40M€/an sur 20 ans, soit deux fois le coût de sa construction et pour de l’énergie fossile carbonée) ! Très mauvais signal prix comme on dit en économie, quand un coût réel est escamoté, il revient toujours par la fenêtre : seul le payeur change, ce n’est plus le consommateur, mais le contribuable.

Et le montagnard n’a plus qu’à pleurer : ses usines ont disparues, il paie son courant aussi cher qu’a l’autre bout du réseau et il paie des impôts pour subventionner ceux qui y résident. Par contre, son gazole est plus cher, le transport, là est pris en compte…

GILLES ADISSON

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